Gonzague Dambricourt

Deux marches

[audio:http://freenull.net/~gonzague/others/TCW-Opening-Titles.mp3

Il faut que ça aille. C’est ce que tu m’as glissé en sortant de l’appartement.
 
Déjeuner en famille. Ton fils, son épouse, tes petits enfants, ta femme. Un bel appartement en front de mer. Cadre sympa
 
Plus grand monde n’a le courage et pourtant il le faut. Dix fois les mêmes questions, parfois tu nous parles même des gens qui sont morts depuis quinze ans mais rien à faire.
Si vous ne le saviez pas encore , Alzheimer est une maladie qui touche aussi fort le malade que son entourage.
 
On ne peut pas dire qu’on ne soit pas affectés en effet, à chaque visite tu me demandes si les études vont bien, c’est peut être un des seuls trucs que tu ne  retiens pas car tu sais quand même que je suis à Paris.
 
Le déjeuner est tendu, la patience de ton garçon fait qu’il s’exaspère aussi tôt que tes questions reviennent inlassablement. Comme à chaque fois.Mais à lire dans ton regard tu n’en sais rien. Enfant innocent, abandonné dans le corps d’un homme de quatre-vingt trois ans.
 
L’époque où tu posais des questions pour embêter, pour te moquer est révolue : tu ne retiens vraiment plus. Tu ne sais même pas que tu embêtes.
 
Vient la fin du déjeuner, tu signales que tu veux aller te reposer, ça n’a pas changé : l’impression que la planète est à tes ordres n’aura décidément pas quitté ce qu’il reste de ta mémoire.
 
Cela dit tu ne peux pas vraiment te coucher ici : un lit non médicalisé, ce sont des chances de chute multipliées par deux. On n’a pas envie de te perdre pour un caprice quand même.
 
Alors on se lève, on se presse de te ramener à la voiture. Monsieur pique sa colère. Furieux, tremblant. Et encore puissant dans les paroles, les gestes.
Soubresaut de (sur)vie. Tu te débats mais nous veillons.
Il suffit de te parler calmement pour que tu saches qu’après tout, cet élan est inutile.
 
Tu passes la porte, t’appuyant sur mon bras. Ton poids, mon manque de force.. deux éléments qui se conjuguent à l’imparfait. Je résiste autant que je peux, te tendant un second bras pour que tu ne chutes.
 
Du pathos? Pas vraiment. C’est comme ça tous les dimanches pour ton fils qui s’occupe de toi comme il peut. Laissant un semblant de dignité à son père qui – peu à peu – perd la boule.
 
Régulièrement je te demande si tout va bien, quand pas à pas on avance de cinq centimètres.
 
Soudainement tu aggripes la rambarde en bois. Elle bouge sous la pression mais tient bon.
 
“ça va?”
 
“il faut que ça aille”
Quitter la version mobile